INITIATIVES
LES PLUS LUS
- LA NEF: UNE BANQUE ALTERNATIVE (81,143)
- BIENVENUE SUR SPIRALE ! (71,279)
- COMMENT REDUIRE SES EMISSIONS DE GAZ A EFFET DE SERRE AU QUOTIDIEN (70,528)
- TRANSPORTS EN COMMUN GRATUITS: L'EXEMPLE D'AUBAGNE (66,654)
- MONNAIES COMPLEMENTAIRES (57,747)
S'INSPIRER DES ALTERNATIVES EN AMERIQUE LATINE?
L'Amérique Latine, une source d'inspiration pour la construction d'alternatives?
Pourquoi s’intéresser à l’Amérique Latine ?
Depuis une quinzaine d’année, elle est le terrain d’importantes transformations sociales et politiques. Cette « vague de changement » se traduit par l’apparition de mouvements sociaux puissants et de gouvernements progressistes qui laissent s’épanouir voire favorisent la réalisation d’une partie de leurs revendications.
Sur la base de l'exemple de la coopérative La Minga, il s'agit d'étudier les points forts de son processus d’émergence, de le resituer dans son contexte social, politique et économique et de le comparer au nôtre. Il permet aussi de s’interroger sur l’articulation entre alternatives locales et transformations globales à partir de cet exemple argentin.
I. L'émergence d'une alternative: l'exemple de La Minga
II. Le contexte latino-américain est-il comparable au nôtre?
A. Nos points communs
1. Une société salariale
L’Argentine plus que d’autres pays latino-américains peut être comparée à l’Europe parce qu’elle a atteint au milieu du XXe siècle un niveau de développement similaire au nôtre (avec tous les guillemets qu’il faut mettre au mot développement). Certains auteurs parlent de société salariale argentine, au sens où la majorité de la population, du moins urbaine, a été intégrée dans un rapport de travail salarié, entouré de droits sociaux définis par la négociation collective et garantis par l’Etat…
2. La crise
La fin du « compromis fordiste » s’est faite avec une intensité et un rythme très différents des nôtres, mais la crise que nous traversons aujourd’hui a de nombreux points communs avec celle qu’a connu l’Argentine à la fin des années 90 : privatisations massives, cures d’austérité imposées par le FMI, casse des services publics et du système de protection sociale, pour payer les intérêts d’une dette contractée par un gouvernement illégitime. Le résultat c’est une crise ultraviolente avec la moitié de la population urbaine dans le chômage et un taux de pauvreté de 80%, la fuite des capitaux, un Etat en faillite, une monnaie dévaluée, etc. La Grèce n’a pas encore dévalué parce qu’elle ne peut pas dans le cadre de l’euro, mais à part cela le scénario est assez ressemblant, et d’autres pays européens pourraient suivre…
3. Les résistances
C’est dans ce contexte qu’apparaissent de nombreuses alternatives: entreprises récupérées, assemblées de quartiers, clubs de trocs… comme moyens de subsistance face à la crise. Dans un second temps, la force du mouvement social a permis d’obtenir des politiques progressistes telle que la suspension du paiement de la dette, des nationalisations, un soutien au secteur coopératif.
Faut-il penser que la comparaison s’arrête sur la question des résistances ? Plusieurs éléments font penser que non.
* Nous partageons une grande partie de notre répertoire d’actions collectives, notamment du fait de la forte immigration européenne et de l'établissement de nombreux socialistes/coopérateurs/anarchistes en Argentine au début du siècle. Les NMS (Nouveaux Mouvements Sociaux) ont pu s’appuyer sur une forte histoire syndicale et coopérative, sans que les réponses ne viennent directement des vieilles structures. Il en va de même chez nous: il y a des outils disponibles !
* Il n’est pas certain que le mouvement social argentin était plus fort en 2001 que chez nous aujourd’hui: il ne faut pas oublier que le pays a perdu toute une génération de militants sous la dictature et que le peuple a été brisé par dix ans de néolibéralisme. Les résistances sont populaires et spontanées.
* On observe aujourd’hui des germes de résistances importants au Sud de l’Europe. Le mouvement des Indignés et sa critique des banques est extrêmement proche du cacerolazo de 2001. En Espagne il y a un vrai mouvement de récupérations d’entreprises et un renouveau du coopérativisme notamment grâce à l’influence des latinos…
B. Nos différences
Il ne faut pas non plus se fermer les yeux sur nos différences et il est intéressant d'essayer de les comprendre pour savoir de quelle manière poser la question des alternatives face à la crise chez nous.
La crise européenne est sans commune mesure, pour l’instant, avec la stratégie de choc imposée aux pays « périphériques ». Il ne faut pas oublier que la première étape du programme néolibéral y a été mise en œuvre par des gouvernements militaire parvenus au pouvoir grâce au soutien de la CIA, ce qui nous ramène à la question néocoloniale. Le « qu’ils s’en aillent tous » de 2001 avait donc un sens qu’il n’aura jamais chez nous, quoi qu’en veuille JL Mélenchon.
Les argentins sont animés par deux idées dont nous avons perdu le sens:
* La démocratie : Quand on a connu la dictature militaire, cela veut vraiment dire quelque chose. Non pas qu’il y ait une confiance aveugle dans le système politique -au contraire les latinos sont assez lucides sur la corruption, les double-discours- mais l’Argentine est marquée par une forte participation politique qui ne se limite pas aux élections: fortes mobilisations syndicales, organisations de quartier, associations…, force de l’assembléisme.
* La nation : Pouvant être gênant en France, ce thème se comprend différemment là-bas! Il y a aussi un nationalisme xénophobe voire raciste, anti-immigré etc. en Argentine mais la nation est avant tout un sentiment commun d’appartenance qui s’enracine dans une histoire forte: l’histoire pas si lointaine de l’indépendance, le gouvernement de Perón, la dictature militaire, et plus récemment la crise où la majorité de la population s’est trouvée en grande difficulté et a dû se serrer les coudes… La nation agit comme un renfort de la démocratie.
On peut employer d’autres mots pour parler de ce sentiment d’appartenance porté par la nation, par exemple, celui de peuple ou de culture. Certains travailleurs envisagent leur expérience comme une manière de sauvegarder les solidarités communautaires face à la menace de l’impérialisme culturel américain.
Il y a là quelque chose d’essentiel pour notre réflexion sur la manière de faire émerger des actions alternatives. Nous devons travailler à la revitalisation de la participation politique. Cela ne se fera pas sans réflexion sur ce qui fait notre culture commune, sans retisser des liens communautaires. Ils ont en grande partie disparu, d’où l’importance des associations citoyennes, des forums sociaux locaux, de l’éducation populaire, de tout ce qui crée du lien et du commun…
III Le rapport des alternatives au pouvoir politique
C’est une des questions les plus passionnantes des alternatives en Amérique Latine, dont on ne peut pas faire l’économie. Penser en termes d’alternatives c’est politique et il faut étudier dans quelle mesure les expériences latino-américaines se pensent dans ces termes et peuvent être considérées comme telles.
A. Un exemple de politique visant l'articulation local/global: la politique de soutien aux entreprises récupérées argentines
L'élément essentiel du rapport des alternatives au politique en Amérique Latine est le fait que les politiques publiques sont construites à partir de la base, de par la force du mouvement social. L’Etat argentin est parti d’une logique de répression et c’est a posteriori qu’est apparue une politique de soutien. Avant d’étudier l’émergence de cette politique et ses ambiguités, voici quelques une de ses lignes fortes :
* Une adaptation du cadre législatif :
Lois d’expropriation
Réforme de la loi des faillites héritée de Menem
* Une adaptation des règles du marché:
Une forme de protectionnisme qui a joué en faveur des ERT (Entreprises Récupérées par leurs Travailleurs) en rupture avec le libre-échange
Des lois anti-monopoles notamment dans les médias
Des accords commerciaux favorisant les coopératives
Commande publiques et investissement de l’Etat dans les coopératives
* Un programme « d’aide à la compétitivité »
Réalisation d’investissements productifs
Compléments de salairesEquipements en hygiène et sécurité
* La défense du modèle à l’extérieur: BIT (Bureau International du Travail)...
* Les principales limites
Absence de remise en cause du néolibéralisme et du productivisme
Clientélisme politique…
B. La faillite du politique et autonomisme
En Argentine, le mouvement des entreprises récupérées nait dans un contexte de faillite du politique. Le président s’enfuit en hélicoptère et ils sont six à se succéder en quelques semaines. L’Etat est en faillite et plus personne n’a confiance dans le personnel politique. L’auto-organisation apparaît comme la seule solution. D’une certaine manière, en 2002, certains travailleurs argentins ont été placés devant un TINA inversé : recourir à l’action directe pour relancer leur entreprise ou mourir de faim, et ce du fait de l’extrême faiblesse du système de protection sociale à la sortie d’une décennie d’ultralibéralisme.
Il en suit une forte tendance autonomiste au sein du mouvement: idée qu’on n’est jamais mieux servi que par soi-même, volonté de ne se laisser diriger ni par un patron ni par l’Etat, perception négative de l’intervention de l’Etat comme volonté d’instrumentalisation et clientélisme (ce qui est souvent vérifié !). Cela peut avoir quelque chose de troublant pour nous d’entendre des travailleurs d’entreprises récupérées critiquer les allocations chômage parce qu’elles sont un moyen d’annihiler la capacité de résistance des travailleurs. Ils peuvent expliquer que c’est à cause de l’Etat-providence qu'il n’y a pas d’entreprises récupérées en France. Mais il faut se méfier des conclusions hâtives.
C. L'ambiguïté du coopérativisme
En effet, les conditions des travailleurs des coopératives argentines sont souvent assez précaires. Cela est notamment dû au fait que les associés d’une coopérative n’y sont pas considérés comme des travailleurs mais comme des patrons. Ils sont monotributistes, c’est-à-dire qu’ils cotisent à la même caisse que les artisans ou commerçants par exemple, ce qui leur donne droit notamment à une retraite très faible. C’est ainsi que le statut de coopérative a pu être utilisé par des entrepreneurs peu scrupuleux comme l’ultime moyen de flexibilisation de la main d’œuvre! Il existe donc une certaine ambigüité du coopérativisme qui peut à la fois être un facteur d’émancipation et de précarisation.
Il en découle une seconde ambigüité, celle des politiques de soutien aux coopératives qui sont nées au cours des dernières années, sous les gouvernements Kirchner. En grossissant volontairement le trait, dans quelle mesure sont-elles vues comme le moyen de construire une autre économie, ou comme un moyen d’occuper sans frais des chômeurs en les aidant à s’auto-exploiter ?
Il est assez clair dans la formulation des programmes d’aide qu’il s’agit d’une externalisation de la politique de l’emploi: il coûte moins cher d’aider un collectif de travailleurs à faire tourner une entreprise que de leur verser des allocations chômage. Il s'agit aussi d’une politique de normalisation des coopératives autogérées. A l’inverse, une revendication phare des mouvements d’entreprises récupérées est la reconnaissance du statut de travailleur d’entreprise récupérée et l’affiliation à un système de protection digne de ce nom.
Malgré tout, les politiques du gouvernement Kirchner sont une aide importante pour beaucoup de travailleurs autogérés que l'on ne peut accuser d’auto-exploitation. Si leurs conditions de travail ne sont pas toujours évidentes, la dimension émancipatrice de leur travail est évidente. Si l’exploitation se poursuit, elle est liée par l’insertion de leur coopérative dans le marché, ce qui est inévitable à moyen-terme, même si des stratégies permettent de s’émanciper en partie du marché. Mais cela met en garde contre un discours favorable aux coopératives qui émanerait de secteurs proches du pouvoir, et dont on serait en droit de se demander si leurs intentions sont aussi pures qu’elles ne le paraissent.
D. Articuler alternatives et protections
Même si les allocations chômage peuvent constituer un frein à l’auto-organisation des travailleurs, on aurait un peu vite fait de se réjouir du démantèlement de l’Etat-providence. Notre défi, tant que ce démantèlement n’est pas accompli, c’est de parvenir à concilier défense des acquis sociaux et lutte pour l’autonomie. C’est parce qu’il est dangereux de rester sur une position purement défensive dans un contexte de crise comme le nôtre que la réflexion sur les alternatives s’impose. Qu’est-ce que ça veut dire concrètement de lutter sur les deux tableaux ?: De commencer à construire des alternatives dès aujourd’hui, et de se mobiliser pour transformer la logique de l’intervention de l’Etat.
Il ne doit pas être tabou de critiquer les politiques d’assistance. Ce n’est pas réactionnaire que de dire que nous ne voulons pas être un peuple d’assistés mais un peuple qui prend son destin en mains. D’ailleurs historiquement le système de protection sociale français était fondé sur les cotisations sociales (partie socialisée du revenu) dans une logique de solidarité. Ce n’est que récemment qu’a été introduit un financement de la protection sociale par l’impôt dans une logique d’assistance, ce qui était le propre des systèmes libéraux. Il faut donc se battre pour que la protection sociale soit synonyme de moyens d’autonomie et non de moyens de survie pour l’individu.
Un exemple de proposition qui va dans ce sens serait de permettre aux travailleurs d’utiliser leurs indemnités de licenciement pour le rachat de leur entreprise (cf. la proposition de droit de préemption des salariés sur leur entreprise faite par AP2E), ou la possibilité de convertir ses prestations sociales en aide au lancement d’une coopérative… Plus radicale, la proposition de sécurité sociale professionnelle portée par la CGT propose un salaire à vie reposant sur la qualification des personnes par opposition à la qualification des postes. Dans un tel système, il n’y aurait plus d’employeurs et les salaires seraient versés par des caisses. On peut penser qu’il y aurait là des conditions favorables au développement d’alternatives, même si ce n'est pas l'intention des porteurs de cette idée.
Ces propositions sont bien modestes: tout reste à élaborer. Mais ce qu’il faut retenir du rapport des alternatives au politique en Amérique Latine, c’est le fait que les politiques publiques sont le résultat des revendications du mouvement social. Nous devons porter la question des alternatives dans le débat public en l’articulant à celle de la refondation de l’Etat social.
Source:
Présentation effectuée par Baptiste Bloch lors de la formation sur les alternatives organisée par Attac et Récit les 15 et 16 octobre 2011 sur la base d'une enquête personnelle de huit mois sur les entreprises récupérées et coopératives de travailleurs réalisée en Argentine.
- INITIATIVES:
Spirale est un site d'Attac France
Ajoutez des informations à cet article.